La Planète Six

Les villes : partie 5

Addis-Abeba

La légende raconte qu’en 1886, Taytu Betul, épouse de l’empereur d’Éthiopie Menelik II, se promenait dans les montagnes quand elle aperçut une fleur inconnue. Touchée par sa beauté, elle décida d’y faire bâtir une maison. Puis des dépendances pour ses domestiques. Puis d’autres encore pour ses soldats. L’empereur lui-même y construisit un palais. Très vite, les courtisans accoururent. Addis-Abeba, " nouvelle fleur " en amharique, était née.

Il faut dire que le climat de la région est particulièrement doux. Le soleil se fait plus clément dans ces montagnes que dans les plaines alentours et la saison des pluies est profitable à l’élevage et à l’agriculture. Pour développer la nouvelle capitale impériale, on fit venir des ingénieurs et des artisans du monde entier afin d’édifier ponts, bâtiments publics, lieux de cultes...Architectes et constructeurs arabes, indiens, grecs, allemands, italiens, français contribuèrent ainsi au début du XXém siècle à faire d’Addis-Abeba une ville à la renommée internationale et au cosmopolitisme étendu.

Tant et si bien qu’en 1930, c’est à Kevork Naibandian, un arménien rescapé du génocide et réfugié depuis lors en Éthiopie que le nouvel empereur Hailé Selassie confia la tache de composer l’hymne national qui fut utilisé jusqu’en 1974. Imaginez un peu si la Marseillaise avait été écrite par un éthiopien...

En raison d’une vague prophétie biblique et d’un probable abus de ganja, les rastas jamaïcains firent d’Halié Selassie une divinité. Pourtant, son règne féodal conduisit à de terribles famines, condamnant à l’exode ceux pouvant se le permettre. Le régime marxiste-léniniste qui remplaça l’empereur en 1974 réussit néanmoins à faire pire en appliquant les recettes emblématiques de ce mouvement : imposition d’un parti unique, suppression physique de l’opposition à commencer par les intellectuels, les étudiants, et même les lycéens, hégémonie étatique, expansionnisme. En précipitant le pays dans des guerres incessantes, chacune d’elle entrainant son lot d’exilés, une nouvelle diaspora s’est créée, favorisant paradoxalement la rencontre avec la culture occidentale.

Rien d’étonnant donc à ce que la musique résonnant dans les rues d’Addis-Abeba reflète une réelle diversité. Se nourrissant à la fois des rythmes tribaux en provenance des quatre coins du royaume tout en assimilant les influences de l’étranger, son histoire est un va et vient incessant entre les deux mondes, intérieur et extérieur.

Ainsi, de l’étonnante Yewubdar Guebrou. Fille de notable née en 1923 à Addis-Abeba, elle fut envoyée très jeune dans un pensionnat suisse où elle apprend le violon. De retour en Éthiopie, elle fréquente la cour et devient la première femme à travailler pour le service civil et la première à chanter dans une église orthodoxe éthiopienne. Pendant la guerre perdue contre l’Italie, elle et sa famille sont déportés dans une prison près de Naples. Libérée, elle étudie avec le violoniste polonais Alexander Kontorowicz au Caire. Puis ils retournent ensemble à Addis-Abeba où ce dernier est nommé directeur de l’orchestre impérial. Mais alors qu’elle pensait pouvoir partir en Angleterre y étudier le piano, sa demande est rejetée par l’empereur. Déçue, elle s’enferme dans un couvent pour y étudier la musique sacrée éthiopienne. Lorsque les marxistes s’emparent du pays, elle s’enfuie à Jérusalem où elle vit toujours. Ses œuvres pour piano alimentent une fondation qui vient en aide aux orphelins.

Mahmoud Ahmed, 76 ans au compteur, est considéré dans le monde entier comme l’un des plus grands chanteurs éthiopiens après avoir démarré sa carrière comme cireur de chaussures. Dans les années 80, fort d’une notoriété nationale mais dans le collimateur des autorités communistes, Mahmoud se tourne vers l’occident pour continuer à produire ses disques. Bien lui en a pris.

Quand à Mulatu Astatké, il combine son apprentissage du jazz et de la musique latine appris dans des écoles anglaises et américaines avec la musique traditionnelle éthiopienne, donnant ainsi naissance à un nouveau genre : l’éthiojazz. Celui-ci séduira rapidement les salles de concerts occidentales et sera sans aucun doute la plus grande contribution à ce jour du développement de la musique éthiopienne. Un peu partout, on cherche désormais à jouer "comme à Addis".

Tel le somalien K’naan : une fois démarré une carrière de chanteur au Canada, il remporte avec le titre America, basé sur un sample de Tlahoun Gèssèssè l’une des plus prestigieuses voix de la chanson éthiopienne, un succès planétaire. Ou le multi-instrumentiste / producteur américain Dexter Story : après avoir collaboré avec Wynton Marsalis, Ravi Coltrane, Carlos Niño, Madlib, Kamasi Washington et Daymé Arocena, il sort l’album Wooden qu’il qualifie lui-même d’« éthio-psychédélique ». Ou encore Danny Mekonnen, soudanais de naissance, exilé aux États-Unis, et qui fonde à son arrivée le groupe de musique éthiopienne Debo Band.

En France, les meilleurs représentants de cette évolution en sont sans doute les groupe Akalé Wubé et Arat Kilo dont le dernier album s’intitule...Nouvelle fleur.

Alors, elle est pas belle la boucle ?